Kim En Joong et le Père Albert Patfoort
Au Frère Pierre,
Témoin prophétique de la fraternité intergénérationnelle,
Du Levant au Couchant,
En religieux et respectueux hommage.
Des repas sont mémorables.
François Bassalert et son père, les patrons du Thoumieux près du Couvent Saint-Dominique, les éditions du Cerf, ont dressé une table au premier étage du restaurant, au calme et à l’abri des regards. François, un homme cordial, joyeux et entreprenant, quelques mois plus tard, partait subitement à huit heures un matin de novembre. Il mourait à l’âge de vingt-neuf ans, laissant son fils et son épouse, ses parents et ses proches. Son sourire enjoué et sa gentillesse ne me quittent plus. Le souvenir des Editions du Cerf, du couvent Saint-Dominique, et Le Thoumieux, ont de grandes heures communes.
A table, Monsieur François Cheng et son épouse devisent avec le Père Kim En Joong sur la civilisation et la culture en Asie, sur le confucianisme et le bouddhisme coréen, sur l’Occident et le christianisme. Ils ne devisent pas seulement, ils se confient. Entre autres sujets, de l’Orient à l’Occident, ils parlent de la souffrance du Juste, et de la transcendance. Ils échangent aussi sur les souffrances terribles et la cruauté au XX° siècle. Sans manquer à la discrétion, l’un et l’autre témoignent d’une très grande admiration pour la civilisation en Extrême-Orient, en regard de quoi ils estiment peu certains aspects de la modernité occidentale. Ainsi, l’attention portée aux personnes âgées, aux anciens, ou plutôt l’écriraient-ils ainsi : aux Anciens. De ce repas un livre verra le jour, un portfolio et un livre de poèmes de François Cheng et de lithographies de Kim En Joong : Vraie lumière née de vraie nuit.
Lors de la présentation du portfolio et du livre aux éditions du Cerf, le Père Albert Patfoort est installé à l’honneur : il a quatre-vingt-dix-huit ans. Il préside, sans qu’il soit besoin de l’expliciter, la rencontre amicale et publique au cours de laquelle François Cheng lit quelques poèmes. La noblesse et l’élégance, la délicatesse, avec laquelle François Cheng et le Père Kim entourent le Père Albert témoigne de ce qu’ils ont dit sur la civilisation d’Extrême-Orient. Ils manifestaient un tel sens du respect pour la personne âgée, pour l’Ancien, et surtout ils le faisaient avec tant d’élégance et de charme aussi. C’en était émouvant ; et pourtant rien n’était, semble-t-il, plus simple et naturel.
La présence du Père Patfoort n’était pas occasionnelle en cette circonstance. Le Père Kim a toujours accompagné le Père Albert Patfoort au long de ses vieux jours, et l’on peut dire aussi que le Père Albert Patfoort n’a cessé d’accompagner le Père Kim dans son travail et sa vie. Le Père Albert Patfoort était le premier à contempler une nouvelle création de l’artiste. Il était alors recueilli et enthousiaste, puis il regardait le Père Kim, et il lui souriait. Il avait d’ailleurs un prédécesseur dans le couvent du Père Kim, un vieux frère convers alsacien, le frère Henri Bieth ; à l’âge de cent-trois ans, ce dernier n’était pas assis au banc des prieurs du couvent quant à l’art non figuratif du jeune Père Kim qui n’était encore ni reconnu ni célèbre, mais croisant le Père Kim dans le cloître, il le saluait affectueusement : « Bonjour, mon Père, comment vont vos couleurs ? »
Ayant souvent rencontré le Père Kim, j’ai beaucoup de souvenirs du Père Albert Patfoort qui l’accompagnait. En tout cas, il l’accompagnait chaque fois que c’était possible, lorsqu’il y avait un grand événement ou une fête, car le Père Kim tenait à partager avec l’Ancien la fête et l’événement : et sans l’Ancien, une fête et un événement n’auraient pas été ce qu’ils sont ou avaient à être.
J’aurais plaisir à évoquer la célébration du presque centième anniversaire du Père Albert Patfoort : le Père Kim l’avait quelque peu anticipé tant il craignait que le Père Albert ne parte sans cet hommage et la fête, l’exposition en son honneur à la Galerie Yoshii inaugurée par le Cardinal Philippe Barbarin après la célébration de l’eucharistie dans la chapelle du couvent Saint-Dominique ; parmi les œuvres présentées, cent céramiques célébraient les cent ans du Père Albert disposées en forme de croix par l’architecte et ami du Père Kim, Bernard Geyler. Au repas d’anniversaire, la plupart des amis du Père Kim et des amateurs de son oeuvre étaient présents : tous savaient que pour honorer le Père Kim et lui témoigner de l’amitié, il était bon de s’associer à lui, dans l’hommage qu’il rendait au Père Albert.
C’est un autre souvenir qui me vient à la mémoire. Le Père Albert Patfoort venait d’avoir quatre-vingt-dix-neuf ans. Il passait l’été à Saint-Paul de Vence où, pour peindre dans la lumière unique du lieu, le Père Kim se rendait l’été et à certaines périodes de l’année : là, le Père Kim s’occupait de lui quotidiennement. C’est de Vence que le Père Kim En Joong l’emmena à Perguet en Bretagne près de Bénodet pour célébrer le dixième anniversaire de l’installation des vitraux dans l’église. En effet, c’est là la première fois que le Père Kim avait été sollicité pour la création de l’ensemble des vitraux d’une église.
Ils firent ce long voyage de la Côte d’Azur à la Bretagne : ce n’était peut-être pas raisonnable mais le Père Kim savait apprécier très justement ce qu’il pouvait proposer au Père Patfoort afin d’ajouter des années à la vie. Un hôte extraordinaire les attendait : le Père Hervé Gusti. Un prêtre, un homme attentif aux artistes qui fut en charge pour cela dans son diocèse. Il avait encouragé et accompagné le Conseil de la Paroisse de Perguet dans cette aventure : le choix de l’artiste et donc aussi le choix de l’art non figuratif, la décision, le financement et l’installation de nouveaux vitraux. C’était la première fois qu’une église entière accueillait les vitraux de Kim En Joong. Et c’était alors particulièrement audacieux. A l’époque, le Père Kim n’était pas encore célèbre. S’agissant d’un monument historique, ou d’un monument de tradition, c’est une responsabilité difficile d’y engager l’art contemporain, l’art abstrait. Le Conseil Paroissial et les autres instances de la paroisse auprès du Père Hervé Gusti en avaient fortement ressenti la difficulté ; et les discussions avaient été nourries ! Pour le dixième anniversaire, parce que la plus grand nombre saluaient a posteriori la qualité du choix et de la décision, ils décidèrent que l’événement qu’ils avaient vécu avec prudence, devait enfin être célébré et fêté librement et sans retenue, dans la joie partagée par tous.
Le samedi soir, les deux voyageurs sont accueillis par le Père Gusti après qu’ils aient traversé la France. Le matin du dimanche, la célébration eucharistique est simple, très dense et belle. Elle est juste un peu pénible car il y a deux ou trois fois plus de personnes que l’église n’en peut accueillir. La messe est suivie d’un apéritif et d’un buffet pour tous dans la prairie à l’ombre de l’église. Quand la grande assemblée se disperse, un autre déjeuner en plein air attend vingt-cinq personnes environ qui ont conduit l’aventure et oeuvré à la réalisation de ces vitraux. Le Père Albert partagea un déjeuner fort copieux et digne des meilleures traditions de la Bretagne comme de l’art de la fête champêtre. L’on s’inquiétait régulièrement de savoir s’il n’était pas fatigué, trop fatigué par tout cela. Mais non, il était là amusé, rayonnant. Il était souriant.
Après le déjeuner, sans la transition d’aucune sieste, le Père Gusti Hervé indiqua que l’un de ses paroissiens avait mis à sa disposition sa vedette. Pendant trois heures le Père Gusti et ses invités ont navigué pour remonter l’Odet jusqu’à Quimper, et rentrer. A l’arrière du bâteau, dans le vent et l’air marin le Père Albert, les cheveux au vent – contrairement au Père Kim – était en pleine forme ; mais – comme le Père Kim – il était rayonnant et souriant.
Revenus de cette expédition navale, le Père Gusti Hervé introduit ses amis dans la salle paroissiale : le comité restreint et les happy few qui avaient été les plus proches dans toute cette aventure comme durant cette journée, ont préparé des fruits de mer, huitres et langoustine, et autres délices de la mer. L’atmosphère est détendue et cordiale ; une telle ambiance ne s’improvise pas, elle est le fruit d’années de collaboration, de dévouement et de service mutuel, bref une paroisse. Comme la journée fut longue, l’on plaisante gentiment, on s’interpelle. Il n’est pas loin de vingt-deux heures, vers la fin du repas, le Père Albert Patfoort est à son aise, souriant. Un des convives l’interpelle : « Mon Père, à votre grand âge, que pouvez-vous nous dire de la vie éternelle, de la vie après la mort ? » Le Père Albert alors se concentre et il commence un petit exposé qui durera en fait vingt minutes : tous sont silencieux, l’exposé est méthodique, un cours quasiment, compréhensible, didactique et accessible, exprimé sans la moindre hésitation et sans peine d’élocution. Le Père Albert nous introduit à la conscience, il nous fait entrer dans la vie éternelle.
La nuit est paisible ; et pour les présents, le lendemain matin, la nuit avait été non seulement paisible mais lumineuse. Dans la tradition juive, pour la fête de Pâques, l’enfant le plus jeune de la famille demande au père, à l’Ancien, en quoi cette nuit est différente des autres nuits. Le Père Albert a, d’une certaine manière, répondu à cette question, au moment de son grand passage de la nuit à la lumière, vraie lumière née de vraie nuit.
Nicolas Jean Sed